Agone :
Premier Sang
CHAPITRE UN
Le Chambellan du Premier Baron dUrguemand nous
regarda longuement, dévisageant chacun de mes frères et moi-même.
Sa main droite pianotait une rythmique nerveuse sur son bureau,
que je devinais taillé dans du bois précieux de lEnclave
Boucanière. Ses yeux gris, et ses cheveux sombres, taillés courts,
lui donnaient un air sévère. Nimporte quel homme habitant
le royaume dUrguemand aurait été impressionné, voire apeuré,
par la puissance et la majesté quil dégageait.
Mais je ne suis pas un homme, et je lui souris franchement,
en me redressant de toute ma taille, et en découvrant ma dentition,
capable de mâcher une bûche.
Je sais que cest vrai, car au cours dune
nuit de beuverie à Lorgol, javais parié que je pouvais le
faire. Cétait plutôt idiot, parce que jai eu mal au
dents pendant deux jours. Sans compter le savon que mavaient
passé Krain et Gunthar, lun me reprochant de mêtre
fait remarquer, et lautre consterné de mon « animalité ».
Je ressentis une pointe de honte à cette pensée. De toute la fratrie,
jétais le plus fougueux, le plus irascible, souvent de méchante
humeur, le plus âpre à la discussion. Depuis que nous évoluions
dans les hautes sphères, javais causé bien du tort à la
réputation de mon peuple.
Ou plutôt non, je lavais amplement justifié.
Des taureaux fous furieux, quun vêtement rouge suffit à
plonger dans une rage incontrôlable, voilà ce que les gens disaient
de nous. Bon, ce genre de remarques nest pas vraiment fait
pour nous apaiser, et javais étripé plus dun de ces
persifleurs. Eventrer ces idiots, suffisamment bêtes pour insulter
quatre cent livres de muscles, qui brandissent une épée à deux mains à chaque main,
cest presque une uvre de salut public.
Mais pour lheure, je voulais faire honneur à
mes frères, et je pris un air intéressé. Je fis bien attention
de ne pas planter mes cornes dans le plafond, qui dépassait à
peine les 9 pieds, et je me composais lattitude qui sied
au chef de la Garde personnelle du Premier Baron dUrguemand.
Le Chambellan eut un rictus. « Messires, le Premier
Baron vous envoie en mission diplomatique. Sachez bien que je
désapprouve cette décision, mais le Baron a décidé quun
étalage outrancier de notre puissance servirait au mieux les intérêts
dUrguemand. Vous partez donc dès demain pour la République
Mercenaire. »
Du coin de lil, je regardais mes frères,
pendant que lhumain nous parlait de notre mission, une histoire
banale de taxes commerciales trop lourdes, qui se doublait de
tracasseries douanières. Krain, bien que le plus âgé, avait lair
profondément intéressé par le paysage verdoyant que lon
apercevait de la fenêtre. Depuis plusieurs années, il navait
cessé de grossir, et dépassait maintenant 600 livres, pour une
taille inférieure à la mienne. De faible constitution pour quelquun
de notre espèce, il pouvait néanmoins briser une table à mains
nues. Gunthar plissait les yeux, à peine dissimulés par ses besicles,
pour essayer de lire le titre des ouvrages alignés derrière le
plus haut fonctionnaire du Royaume. Je souris malgré moi.
Bien sûr, nous pratiquions tous la magie, que ce soit
celle de lEmprise ou de lAccord. Krain était le plus
versé dans la maîtrise des évolutions du Danseur, et je my
connaissais un peu, moi aussi. Mais Gunthar était le seul à pratiquer
la voie de la Geste, et également à préférer une soirée entière
à lire, plutôt quune bonne bagarre dans une auberge. Au
moins, lui na pas eu à sacrifier les petits plaisirs que
la vie lui procure, en trouvant un boulot fixe. Jaimais
bien mes deux frères les plus âgés. Sérieux, responsables, et
calmes, le Mage et le Bibliothécaire détonnaient avec Morshi,
Sharkhan, et moi, les plus jeunes de la famille.
Morshi se targuait dêtre le plus discret dentre
nous. Il se faufilait dans les couloirs du château avec des airs
de conspirateurs, en senveloppant dune cape assez
grande pour passer pour une nappe douze couverts. Il complotait
en chuchotant, dune voix qui aurait fait passer un meuglement
pour un doux murmure. Cétait le seul dentre nous à
ne pas avoir lair dune brute. Il avait pris lhabitude,
que nous trouvions ridicule, de se parfumer, et il rasait même
parfois les poils qui frisottaient sur son menton. De plus, il
arborait un air sournois et vicieux, totalement factice, quil
se plaisait à répéter des heures devant son miroir. Il passait
des nuits à errer dauberges en tavernes, de maisons closes
en bouges, à « recueillir des informations vitales et stratégiques
pour lavenir dUrguemand », nous disait-il. A
boire comme un trou, se battre comme un chiffonnier, et trafiquer
toutes sortes daffaires louches et rémunératrices, voulait-il
dire.
Sharkhan était le plus musclé dentre nous. Il
portait une armure de lamelles, qui mettait particulièrement en
valeur son torse, et ses avant-bras, plus larges que la cuisse
dun homme. Je le connaissais depuis moins dun an.
Lors de notre fuite, il avait émergé à plusieurs centaines de
kilomètres de nous, dans la République Mercenaire. Il y avait
passé de nombreuses années, mettant à profit ses dons pour le
maniement de la hache, et y acquérant une certaine célébrité.
Cétait, de mes frères le plus coquet, et celui qui passait
le plus de temps à polir ses cornes. Il les avait longues, et
très recourbées vers lavant. Dans ses moments de beuveries,
il appelait cela un « signe éclatant de virilité ».
Après quelques railleries, cela dégénérait généralement en une
bonne bagarre.
Cest le défaut de vivre parmi des êtres aussi
chétifs. La plupart des créatures que lon peut rencontrer,
à part bien sûr les géants, sont ridiculement minuscules. Si on
veut se bagarrer pour de rire, sans tuer son compagnon de jeu
dun coup de coude qui lui enfoncerait la poitrine, on ne
peut que se battre entre nous. Mais pendant des dizaines dannées,
nous nétions que quatre à être ressortis ensembles du cratère
fumant, par lequel nous nous étions échappés. Nous nous connaissions
par cur, et ni les feintes de Morshi, ni les esquives de
Gunthar, navaient de secret pour moi. De leur côté, ils
connaissaient mes charges effrénées, et mes coups de pieds dans
la poitrine. Alors, lorsque nous apprîmes quun membre de
notre espèce venait darriver à Lorgol, vous imaginez lempressement
que nous eûmes à le rencontrer.
Je me souviens de ce jour comme si cétait hier.
Nous savions que létranger était descendu à lauberge
du Cheval Bleu, et nous nous y rendîmes pour lheure du dîner.
Nous voulions deviser avec ce mercenaire, qui avait tant de points
communs avec nous. Peut-être avait-il également rejoint la Renégade ?
Nous sommes entrés dans lauberge, sans réellement chercher
la bagarre. Enfin, je veux dire, pourquoi aurions nous cherché
querelle à tous ces brigands, malandrins, détrousseurs de la veuve
et lorpheline, coupe-jarrets, tire-laines, à la mine patibulaire,
et à la colère prompte à séveiller ?
Nous avons bien essayé dêtre discrets, mais trois
cent cinquante livres de métal, qui tentent désespérément de contenir
cinq fois plus de muscles, avancent rarement à pas feutrés. Et
les efforts de discrétion, plutôt comiques au demeurant, de Morshi
ne nous ont guère aidé. Après quelques instants, où lon
nentendit que les verres tressauter par notre approche,
les premières apostrophes commencèrent.
« Ah, la vache ! ! ! Vous savez
que vous me faites un effet buf ! ! ! »
Lhumain était plutôt évolué, pour sa taille. Son humour
assez sophistiqué, nous fit grimacer. Je laissais la main glisser
vers mon épée, mais Krain marrêta dun regard appuyé.
Je pris néanmoins un air menaçant, et mapprochais du comptoir.
Je marrêtais lorsque je sentis une main sur mon
épaule. Le fou ! ! ! Je me retournais lentement,
en découvrant les canines. Jeus la surprise de découvrir
une tête massive, surmontée de rares cheveux jaunes, dont le regard
plongeait dans le mien, sans différence de hauteur. Je mis quelques
instants à comprendre que javais un Ogre en face de moi.
« Alors, on chicane, face de gnou ? »,
lhaleine putride de lOgre me prit à la gorge. Ma réponse
ne se fit pas attendre. Une torsion du cou, et sans élan, un bon
coup de corne. Logre partit en arrière, la moitié de la
mâchoire arrachée, dans un flot de sang assez réjouissant au demeurant.
La bagarre commençait et mes frères sy ruèrent sans hésitation.
Les chaises volaient, le sang commençait à peine à maculer mes
poings, que jentendit un rugissement terrible. Je levais
la tête, et tenant la balustrade de lescalier à deux mains,
je vis un souvenir. Le souvenir de ce frère disparu, qui mavait
appris à esquiver les coups de fouets, et les morsures des diables
barbelés, puis plus tard à connaître les points faibles des démons
dont javais la garde. Mes frères lavaient vu, eux
aussi, et nous nous sommes tous rués sans discernement vers lescalier,
et sans vraiment remarquer les piliers de soutènement, que je
qualifierais, après coup, de ridiculement fragiles.
Une fois la poussière retombée, je me relevais au milieu
des ruines de lauberge. J'aperçus mes quatre frères, couverts
de sang, et de plâtre, autour de moi. Je partis dun grand
éclat de rire, et je me rapprochais des autres. Nous formions
enfin une famille.
Nous, les cinq Minotaures échappés des Enfers
Key