Agone :
Premier Sang
CHAPITRE
UN
Scène 2
Les montagnes de chair
qui bâfraient en silence à quelques pouces de moi me rendaient
nerveux. De toute ma vie, et je puis vous lassurer, elle
avait été longue et aventureuse, je navais eu une aussi
désagréable sensation doppression. Je me maudissais intérieurement
depuis notre départ de Lorgol. Pourquoi navoir pas réagi,
lorsque le Premier Chambellan laissa tomber un « Oh, et puis
vous serez accompagné dautres émissaires. »
Lui dhabitude
si précis, et si tranchant, ce flou artistique ne lui convenait
décidément pas. Je ne devrai pas avoir de regrets. Comment aurais-je
pu deviner la nature de mes compagnons de route ? Cinq brutes
armées de pied en cap, aux fronts ornés de deux cornes luisantes
et acérées, avec un visage bovin, et un corps puissamment charpenté.
Les minotaures de la Garde personnelle du Premier Baron dUrguemand !
Leur réputation les
avait précédé : chamailleurs, querelleurs, formidables guerriers,
dune loyauté sans faille, ils étaient considérés comme les
meilleurs combattants du royaume. Certains parlaient à mots couverts
de leur pays dorigine, censé être situé à mi-chemin de lEnfer
et du Purgatoire que promettaient aux pécheurs les fanatiques
Liturges. Je navais jamais cru à ces sornettes, mais il
me semblait que sil y avait une contrée appartenant à ces
créatures, à la fois tellement monstrueuses et en même temps si
humaines, ce ne pouvait être que cette terre désolée, qui accueillait
en grimaçant les âmes pécheresses et leur réservait mille et mille
tourments. Mais ma langue de poète parlait pour moi, et daprès
le commun des mortels, il aurait fallut brûler ces Taureaux qui
marchaient sur deux pattes depuis fort belle lurette.
Je les observais à
la dérobée. Ils avaient tout de suite posé les bases de notre
collaboration : cette mission les ennuyait, ils nétaient
pas - sauf peut-être le taureau à lunettes - des diplomates, et
ils ne seraient utiles quen cas de démonstration de force.
Tant de lucidité nétait pas stupéfiante, mais mimpressionnait
tout de même. Ils me laissaient donc le bon soin de régler cette
histoire.
Au fait, je ne me
suis pas présenté dans les formes. Ricardo De Montoya, pour vous
servir. Je vous prie dexcuser mon léger accent, il provient
des royaumes appelés Communautés Princières par les gens de ce
coté-ci des montagnes. Fin bretteur, élégant courtisan, poète
subtil et charmeur, avec, je dois lavouer, un certain succès
auprès de la gent féminine, je me suis exilé suite à divers déboires
dont la narration, si elle vous tiendrait sans aucun doute en
haleine, na que peu de rapports avec cette sombre histoire
dans laquelle je me trouvais plongé. Dautant plus que la
simple évocation des raisons qui mont fait quitter ma terre
natale pourrait nuire à une certaine jeune personne, dont le rang,
et le mari, ne pourraient saccommoder de telles indiscrétions.
Par égard pour ses doux yeux, et sa gorge dalbâtre, et en
total accord avec les règles de la galanterie, je me tairais donc.
Dautant plus
que mon récit va prendre de lintérêt, puisquaprès
plusieurs dizaines de lieux de voyage, ce qui signifie plusieurs
jours passés en la compagnie de ces créatures puantes et suantes,
dont la simple vue offenserait les narines les moins sensibles
qui soient, nous aperçûmes, à une centaine de pas, un esclandre
qui annonçait une mêlée furieuse. Je commandais au cocher de fouetter
les quatre chevaux qui tiraient notre carriole - je nose
appeler carrosse lespèce de caisse sur roues dans laquelle
nous étions, et qui était le seul véhicule capable de supporter
le poids de mes compagnons.
Mais déjà le plus
grand dentre eux, et je puis vous assurer que cela signifie
quil était très grand, sautait au bas de notre moyen de
transport et se mettait à courir en direction de la bataille.
Je restais un instant interloqué de voir que ses longues foulées
lui faisaient dépasser notre chariot. Des hurlements bestiaux
accompagnaient cette cavalcade.
Laffaire fut
prompte à être régler. Il ne fallut que quelques instants, quelques
coups dépée ou de hache, et même un coup de corne, pour
triompher des quatre bandits qui avaient mis leur honneur de brigands
au dessus de leur vie. Les autres, peut-être moins honorables,
mais sans doute plus intelligents, avaient disparu sans demander
leur reste.
Les minotaures interrogeaient
le marchand agressé, qui se répandait en remerciements. Le plus
grand des hommes-bêtes, celui aux cornes très courbées vers lavant,
lagrippa par le col : « Et ça, invocateur à la
manque, quest-ce que cest ? » dit-il en
lui montrant plusieurs fioles emplies dun liquide noirâtre,
récupérées dans le chariot qui avait versé dans le fossé. « Mais,
Messire... »
Je passerai sur linterrogatoire,
dailleurs de courte durée, et propre à choquer les jeunes
oreilles. Jose avouer que je dus plus dune fois détourner
le regard, choqué de la manière dont le minotaure lui pétrissait
les...
Pardonnez moi, je
mégare.
Or donc, le marchand
nous donna une version abracadabrante de son voyage, un récit
empli de démonistes, et de nécromants maléfiques. Les minotaures
se concertèrent du regard un instant, et sans que je puisse intervenir
(laurais-je dû, dailleurs ?), firent passer dun
coup de hache le marchand de vie à trépas. Je me risquais à me
racler la gorge : « hem, quavait-il fait pour
mériter cette, ô combien juste et méritée, punition, ne pensez
pas un seul instant que je la qualifierais autrement, parole de
gentilhomme. », dis-je en agitant les mains devant moi, pour
bien marquer mon assentiment.
« Les humains
nont pas à frayer avec les démons », me répondit le
monstre à lunettes.
« Et...Pourquoi ? »
demandai-je, ingénument.
« Parce que cest
le travail des Minotaures », me répondit-il tout aussi ingénument.
Etant un gentilhomme, jose avouer que
je nai pas eu le courage de lui demander ce quil entendait
par... « travail des minotaures ».
Key